Le commerce des corps

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    triton
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    Le commerce des corps
    LE MONDE DES LIVRES | 27.05.10 | 12h12 • Mis à jour le 27.05.10 | 12h12

    Depuis les années 1950, rein, coeur, poumon, foie, intestin puis pancréas ont successivement été transplantés par la médecine d’un corps humain, vivant ou mort, à un autre. Grâce au sacrifice accompli par ceux qui donnent leurs organes, la mort elle-même a été défiée, depuis deux générations, par le génie médical. C’est que, comme l’écrit le sociologue Philippe Steiner au seuil de son ouvrage, “pour réaliser une greffe, il ne suffit pas de planter une aiguille dans la peau ; il faut pratiquer une opération sur le corps de la personne prélevée, l’inciser et aller chercher au tréfonds de l’organisme la ressource désirée”.

    La transplantation d’organes a longtemps fasciné. Philippe Steiner l’aborde ici au moyen d’une vaste enquête historique qui mobilise de nombreuses sources anglo-saxonnes peu connues en France. Plus qu’au geste héroïque du médecin ou au transplanté lui-même, c’est à cette nouvelle “ressource corporelle humaine”, comme il appelle les greffons, que le sociologue se consacre.

    L’OFFRE ET LA DEMANDE

    Connu pour ses travaux sur les relations entretenues par la sociologie et l’économie depuis le XIXe siècle, Philippe Steiner s’applique ici, en quelque sorte, à mesurer les conséquences sociales d’un problème très simple d’économie politique. Le déséquilibre entre le nombre de personnes en attente de greffe et le nombre de donneurs prélevés chaque année étant très grand, l’offre de greffons est toujours inférieure à la demande. Le scalpel du chirurgien-transplanteur est, de ce fait, investi d’une mission sociale en plus de son utilité médicale. Il s’agit d’exploiter de la meilleure manière possible “les ressources offertes par la mort, un peu chichement pourrait-on dire, aux vivants”. Ou, comme le dit aussi Steiner, de s’engager dans la “productivisation de la mort”.

    A la fin des années 1960, partout où des transplantations avaient lieu, la “frontière de la mort” fut d’abord redéfinie au moyen d’un critère nouveau : l’activité encéphalique. Considérer comme morte une personne dont le coeur n’a pas cessé de battre mais dont l’activité encéphalique est nulle, c’est en effet augmenter considérablement le nombre de donneurs potentiels.

    L’avis des familles n’a-t-il pas continué, souvent, à faire obstacle au prélèvement ? La loi apporta elle aussi sa contribution à l’exploitation des nouvelles “ressources corporelles” en présumant le consentement du défunt.

    La “frontière de la peau” s’ouvrit quant à elle dans les années 1970, dès lors que des traitements antirejet performants, comme la cyclosporine, permirent d’assurer le passage des greffons d’un organisme à un autre. Ce passage fut aussi facilité par la coordination des équipes médicales chargées des différentes étapes de la transplantation. Petit à petit, la “politique de l’exhortation” à l’adresse des familles fut efficacement secondée par une “économie de l’incitation” visant à rétribuer – symboliquement et financièrement – les équipes médicales participant à la transplantation.

    Reste aujourd’hui une dernière frontière pour les organes : le marché. Banni du commerce social autour de la transplantation, comme l’écrit Steiner, celui-ci n’a paradoxalement jamais été aussi prêt de le dominer. Les limites “quantitatives” de l’exhortation au don désintéressé entre vivants, comme celles du sacrifice des défunts en situation de mort encéphalique, ont déjà été atteintes. La mondialisation du marché des organes et la création d’une véritable “traite de transplantation” vers les pays où l’offre est plus importante, comme la Chine, l’Irak ou la Turquie, en attestent. Par ailleurs, la rationalisation des systèmes de coordination des équipes médicales a conduit à mettre en place des systèmes d'”appariement” entre offre et demande qui ressemblent à s’y méprendre à un véritable marché. Les différents organes, à défaut d’y avoir déjà un prix, s’y voient attribuer un tarif facturé aux organismes de Sécurité sociale.

    IMAGINAIRES CONTRADICTOIRES

    Peu de sujets abordés par les sciences humaines répondent aussi justement que la transplantation d’organes à la définition de ce que l’anthropologue Marcel Mauss appelait un “fait social total”. Depuis que Joseph Murray réalisa la première greffe de rein entre deux jumeaux à Boston en 1954, la loi, l’économie, la morale et l’opinion interfèrent régulièrement, dans ce domaine, avec la pure technique médicale. La société ne cesse, en effet, d’interroger les limites de ce nouveau “commerce entre les êtres humains”, comme l’appelle Philippe Steiner. Le sociologue joue à dessein sur la polysémie du terme. Echange désintéressé ou négoce sordide ? Don ou trafic d’organes ? La greffe renvoie alternativement à ces deux imaginaires contradictoires.

    Seul l’Iran possède aujourd’hui un véritable marché des organes, où s’affrontent la concurrence des receveurs et celle des vendeurs. Pourtant, selon Philippe Steiner, le risque est grand que se généralisent les “biomarchés”. L’argument du sociologue est très influencé par ceux que l’historien Karl Polanyi (1886-1964) utilisa dans les années 1930 pour décrire le lent processus de marchandisation du travail humain entamé avec la révolution industrielle. Le “commerce”, au sens économique du terme, se désenchevêtre régulièrement et s’autonomise, pour le sociologue, des relations sociales entre les humains.

    La “comédie du don” ne décrit que très imparfaitement l’échange d’organes tel qu’il se déroule dans le monde. La “fiction du marché”, entretenue à dessein pour rendre toujours plus productive la mort, se transformera-t-elle en réalité ? Philippe Steiner apporte à cette question des réponses historiques mais aussi morales. Le marché des organes a, en effet, parfois été défendu au nom du libéralisme, comme l’aboutissement d’un long processus de conquête de son corps par l’être humain. A y regarder de près, dans les sociétés où ce marché commence à exister, le scalpel du chirurgien semble pourtant fabriquer autant de misère, de domination et de détresse que de “ressources corporelles”. Le contraire, en somme, de la liberté.
    La Transplantation d’organes. Un commerce nouveau entre les êtres humains, de Philippe Steiner. Gallimard, “Bibliothèque des sciences humaines”, 342 p., 24,90 €.

    Gilles Bastin
    Article paru dans l’édition du 28.05.10

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