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Sujet
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Entretien
Christian et Olga Baudelot, donneurs de sens
LE MONDE DES LIVRES | 05.06.08 | 12h29 • Mis à jour le 05.06.08 | 12h29l a délaissé la rigueur de l’écriture sociologique, elle la subtilité de l’analyse psychologique, et ils se sont aventurés, ensemble, dans un récit à la première personne, écrit à deux voix. Le sociologue Christian Baudelot et sa femme, Olga, psychologue spécialiste de la petite enfance, ont choisi d’assumer leur regard subjectif pour livrer l’étonnante histoire qui a bouleversé leur vie de couple et d’individus.
En mars 2006, Christian a donné l’un de ses reins à Olga, atteinte d’une polykystose rénale au stade terminal, qui la condamnait à suivre à vie un traitement de dialyse. L’éminent sociologue, spécialiste du travail et de l’éducation, qui a enseigné l’ouvrage classique de l’anthropologue Marcel Mauss, Essai sur le don, à des générations d’étudiants, s’est retrouvé, à son corps consentant, au coeur de la fameuse problématique du “don/contre-don”.
Dans leur appartement parisien, empli des traces d’une vie intellectuelle accomplie, ils se revoient en ce jour de mai 2005, lui à sa table de bureau, elle debout dans l’embrasure de la porte. “Je suis rentrée de l’hôpital et j’ai dit à Christian : la greffe de rein est possible, raconte Olga. Et depuis peu, on peut faire une greffe avec donneur vivant, entre conjoints.” Donneur vivant ! L’expression, inconnue à Christian jusqu’alors, l’a frappé comme une évidence. “Tout d’un coup, j’entrevoyais la possibilité de changer les choses, de détourner le cours du destin, se souvient-il. J’ai tout de suite été d’accord, sans délibérer. On ne délibère pas sur une libération.”
Olga, 65 ans aujourd’hui, et Christian, 69 ans, ont fait partie des premiers couples à bénéficier du don d’organe entre conjoints, une possibilité ouverte par la loi de bioéthique révisée en 2004. Eux qui ignoraient tout du monde de la transplantation vont s’engager du jour au lendemain dans l’aventure. Olga a bien douté quelques jours, mais a très vite fait sien l’enthousiasme de son mari. “Quand il m’a dit “je te donne mon rein”, j’ai d’abord dit “non”. Mais au fond de moi, j’avais déjà dit oui, explique-t-elle aujourd’hui en riant. Je disais “je préfère le rein d’un donneur décédé”, mais, en réalité, je préférais de loin celui de Christian. Au moins, maintenant, je sais ce que j’ai dans le ventre !”
Si le couple est à ce point déterminé, c’est qu’il sait la lente dégradation que lui promet la prochaine mise sous dialyse d’Olga. Sa mère, qui lui a transmis la polykystose rénale, a vécu les dix-huit dernières années de sa vie au rythme épuisant des séances de purification de sang, son mari à ses côtés, transformé en garde-malade. Alors jeunes parents, Olga et Christian assistent impuissants au dépérissement de leurs aînés. Ils savent que le même sort les attend, quand la maladie aura fait son oeuvre. “Mon beau-père était un homme extraordinaire, la maladie de sa femme l’a empêché de voyager, de vivre sa vie, elle l’a comme rétréci, déplore Christian. J’étais persuadé que le même sort m’attendait. La greffe a retenti comme une délivrance, c’était un peu comme si je le vengeais.”
Par la greffe, le couple découvre le nouveau statut que la société lui assigne, l’un donneur, l’autre receveur. Engagés dans le même processus, mais à des places différentes, ils vivent malgré eux une expérience opposée. “Moi j’étais le bouddha, je n’ai jamais douté que cela marcherait, explique Olga. Mais pour Christian, c’était différent, c’était lui qui subissait le plus d’examens.” Il reprend : “J’avais beau être compatible, j’étais hanté par la peur de l’échec. L’attente permanente des résultats, l’incertitude sur le processus qui dure des mois, c’était très difficile à vivre. On ne dira jamais assez la solitude du donneur de fond…”
A aucun moment, pourtant, leur projet n’est remis en cause. Christian s’emploie au contraire à minimiser la portée symbolique de son geste, d’abord à ses propres yeux. “J’étais agacé par la construction sociale du don, qui en fait un acte forcément généreux et altruiste, explique-t-il. Pour moi, c’était un geste aux bienfaits égoïstes, qui allait nous permettre de continuer notre vie en commun. C’était autant sauver ma vie que la sienne.” La greffe lui paraît si évidente qu’il va jusqu’à théoriser la mise en commun de ses organes avec Olga. Plutôt que de don, il parle de “mutualisation”, qu’il inscrit dans le droit-fil de tout ce qu’il a toujours partagé avec sa femme. “J’avais coutume de dire, le rein, c’est rien, explique-t-il. Je le voyais comme un organe en double, sourd et aveugle, une sorte de pièce détachée.”
Il pense alors très souvent au livre de Marcel Mauss, dans lequel l’anthropologue explique que le don oblige celui qui reçoit, qui ne peut en retour se libérer que par un contre-don. “Mauss m’a accompagné pendant toute la durée de la greffe, d’autant que l’Essai sur le don est l’un des premiers textes de sociologie que j’ai lus et que j’en suis imprégné, explique le professeur émérite de l’Ecole normale supérieure. C’était intéressant de confronter la théorie à la réalité. Mais pour moi, au début, ce n’était pas du Mauss, on était dans un cas de figure différent. Je ne voulais en aucune façon écraser Olga par l’ampleur de mon don, et elle ne pouvait rien me rendre.”
On n’échappe pourtant pas si facilement à l’implacable logique de la symbolique du don. “Après l’opération, passée la joie d’avoir réussi, il y a eu un moment d’ajustement un peu difficile, admet Olga. On se scrutait beaucoup l’un l’autre : “Est-ce qu’il va bien ?”, “Est-ce que je vais bien ?”. “Est-ce que l’état dans lequel je suis est à la hauteur de ce qu’il m’a donné ?”” Et Christian d’ajouter : “Il y a eu un moment de flottement, quand je me suis aperçu que la vie ne serait pas comme avant, qu’Olga ne serait plus jamais la femme de 20 ans que, naïvement, j’espérais. Un jour, je lui ai même lâché, sans le préméditer, que je me sentais floué. La métaphore du don au sens de Marcel Mauss me revenait. J’attendais bien un contre-don.”
Ces doutes semblent loin aujourd’hui. A les voir ensemble, sereins, apaisés, on discerne leur bonheur simple d’être en vie. Olga parle de “fulgurances” quand elle réalise qu’elle a échappé à la dialyse et combien elle sent alors que “la vie est belle”. Et puis il y a eu l’écriture du livre, dont ils avaient le projet dès le processus de greffe entamé, et qui constitue la concrétisation intellectuelle de leur aventure. “Ce travail d’écriture nous a beaucoup aidés à traverser l’épreuve aussi bien qu’à la comprendre”, écrivent-ils en épilogue. Ils espèrent aujourd’hui que leur expérience pourra servir à d’autres. Comme un ultime contre-don à l’immense cadeau de la vie.
Cécile Prieur
Article paru dans l’édition du 06.06.08
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