Demain, les clones ?
27 février 2003, Libération
Impossible de copier une personnalité, mais l’essence de la médecine est de pallier les insuffisances de la nature.
Demain, les clones ? Non ! Pas plus que demain les transplantés cardiaques, ou demain les trépanés du cerveau. De même que l’on ne pratiquera pas la transplantation ou la trépanation en l’absence d’une évidente indication médicale et seulement en cas de nécessité absolue, de même il n’y aura pas “demain les clones”. On fait aujourd’hui un très mauvais procès à la médecine et à la science en imputant à la recherche sur le clonage l’intention de changer la nature de l’homme et de sa société, de violer ses droits, ou d’autres intentions diaboliques. Nul doute qu’il y ait des dangers, mais ceux-ci viennent d’ailleurs. D’abord la technologie du clonage chez l’animal s’est révélée très difficile, d’une navrante inefficacité, et provoque de plus des défauts du développement conjugués à une anormale expression de certains gènes. L’annonce récente de la mort de la première brebis clone et de ses maladies renforce encore le soupçon que la technique est dangereuse. Les régulations de l’éthique médicale interdisent formellement d’appliquer à un être humain, même avec son consentement, un procédé ou une médication dont la sûreté et l’efficacité n’ont pas pu être démontrées chez l’animal. La technique du clonage reproductif, dans son état actuel, ne saurait donc être appliquée à l’homme, pour quelque bonne raison médicale que ce soit.
Comment alors expliquer l’intensité du débat sur l’application du clonage reproductif chez l’homme ? Ne s’agit-il pas, en voulant condamner toute procréation d’un être humain génétiquement identique (comme le fait une convention européenne de 1998), d’une affirmation sur ce qu’est la nature humaine, une nature entièrement déterminée par les gènes ? Il y a là, à travers ce procès du clonage, le danger de propager dans le public un “dogme” de déterminisme génétique qui, en réalité, n’a pas de base scientifique. On nous parle de polycopier l’homme et sa personnalité dans une croyance extrême et réductionniste au tout-génétique. L’esprit et l’âme sont-ils déterminés dès la conception par l’assemblage des gènes, niant le libre arbitre et la libre volonté ? A l’âge de la phénoménologie qui démontre la place centrale du vécu, reviendrons-nous à la toute-puissance du sort prédéterminé à la naissance, à l’instar de l’astrologie ? Ce n’est pas par hasard qu’une secte croyant aux extraterrestres astraux s’est récemment servie d’une supercherie de clonage pour répandre ses idées. Une personne raisonnable croira-t-elle vraiment que l’on puisse cloner la personnalité ?
Car, en réalité, de quoi s’agit-il ? Biologiquement parlant, le clonage donnerait naissance à un jumeau génétique du parent apportant le noyau utilisé pour féconder l’ovule énucléé. Deux jumeaux ne sont pas une même personne dupliquée ; ils diffèrent en maints aspects, et leurs capacités cognitives montrent notamment une corrélation statistique de 50 %, haute il est vrai mais laissant 50 % de liberté façonnée par l’éducation, l’environnement et l’expérience personnelle de chacun. Les différences entre l’enfant clone et son parent jumeau seraient encore plus grandes que celles de vrais jumeaux, puisque les premiers ne seraient pas issus du même utérus maternel et seraient nés à des dizaines d’années d’intervalle, accentuant l’hétérogénéité environnementale. Génome identique ne signifie pas comportement et personnalité identiques, et même ce qui est héréditaire n’est pas forcément inchangeable. Dans le débat sur le clonage, on fait trop souvent croire au public qu’il serait possible de “reproduire” une personne décédée ou de copier la beauté. Il faut expliquer que les gènes ne sont qu’une partie de ce qui fait la personnalité ; même la beauté n’est pas entièrement physique et dépend du désir de plaire. Ce danger du tout-génétique a été bien prévu par le Comité international de bioéthique (CIB) de l’Unesco qui, dans sa Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l’homme, a pris soin d’affirmer (article 2b): “Cette dignité [humaine] impose de ne pas réduire les individus à leurs caractéristiques génétiques…”
Qu’il y ait danger dans une utilisation abusive de la science, et notamment de la génétique humaine, est indéniable, mais c’est le rôle même de la bioéthique que de définir les limites de ce qui est permis. La reproduction sexuée assure la diversité des humains, et il ne doit pas être question de lui substituer le clonage. Mais c’est l’essence de la médecine que de pallier les insuffisances de la nature, en la contournant si besoin est. Pour un couple stérile qui refuse un don de sperme ou d’ovule extraconjugal, la procréation assistée par clonage (si la méthode était sûre et efficace) serait par exemple une possibilité nouvelle offerte par la médecine. Limitée à des applications médicales individuelles dans le respect des droits de l’homme, entre autres celui de bénéficier de la science, cette technologie ne mettrait pas plus la famille humaine en danger que les fécondations in vitro. Cela ne veut pas dire “demain les clones” mais cela veut dire ne pas exclure a priori une nouvelle technologie dans la lutte contre les maux de l’humanité. La recherche sur le clonage promet d’ailleurs de contribuer aussi à la technologie des cellules souches embryonnaires, qui, prélevées d’un oeuf fécondé au cinquième jour de son développement in vitro, permettront de préparer en laboratoire des tissus autologues pour réparer des organes lésés, en cardiologie ou dans le diabète. Jusqu’à ce jour, il n’a pas encore été possible de produire par clonage un tel embryon humain de cinq jours, mais on veut interdire cette recherche (dite clonage thérapeutique) car elle pourrait mener au clonage reproductif. L’ONU elle-même est saisie de requêtes visant à interdire globalement toute recherche pouvant mener au clonage. C’est un mauvais procès fait à la science.
Certes, interdire aujourd’hui le clonage à usage reproductif chez l’homme est entièrement justifié car la méthode est dangereuse, inefficace, et son utilisation serait contre l’intérêt et les droits du patient. De nombreux pays ont des lois interdisant le clonage reproductif. En Israël, cette loi établit aussi une commission dont le rôle est de suivre l’avancement de cette science et de conseiller le gouvernement sur la nécessité ou non de prolonger l’interdiction, prévue à l’origine pour cinq ans. En Israël comme au Royaume-Uni, la loi n’interdit pas la recherche afin d’obtenir des cellules souches clonées, sans implantation dans l’utérus. Le CIB de l’Unesco s’est également prononcé pour admettre la recherche sur cellules souches d’embryons clonés et, dans un esprit de pluralisme, laisse à chaque Etat le devoir de débattre et de décider. Le vrai débat bioéthique n’est pas “demain, les clones” mais au contraire de dissiper le fantasme du déterminisme génétique, de réfléchir au statut de l’ovule fécondé, et de guider les éventuelles applications médicales dans le respect de la dignité humaine et du droit de chacun.
Michel REVEL