Greffe de visage : les chirurgiens sont prêts
17 février 2004, Le Figaro
Trois équipes, dont une française, sont sur les rangs pour tenter prochainement cette dérangeante première mondiale
Prélever la face d’un cadavre pour la greffer sur un patient gravement défiguré : c’est la sidérante opération que trois chirurgiens se disent aujourd’hui prêts à tenter. L’un d’eux est français. Basé à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne), Laurent Lantieri vient même de cibler un candidat receveur «intéressé» parmi une dizaine de grands mutilés du visage. Et il envisage d’entamer «dans les prochains mois», en partenariat avec l’Établissement français des greffes, une étude clinique comprenant cinq transplantations de face. Les «sages» du Comité national consultatif d’éthique (CCNE), qui planchent depuis près de deux ans sur ce projet, doivent rendre un avis le 2 mars prochain.
Constituée de quatre médecins, d’un interne et de deux assistants, la petite équipe du professeur Laurent Lantieri a discrètement débuté ses travaux pratiques «il y a quelques mois», à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil (Val-de-Marne). Au programme, des exercices de dissections consistant à prélever tout ou partie d’une face – peau, chair, muscles, nerfs et éventuellement os – sur un cadavre pour la greffer sur un autre. Façon de se familiariser avec une technique complexe et ainsi d’être préparés, «le jour où un patient nécessitant une telle intervention viendra nous trouver». Car s’il se défend d’être engagé dans une course contre ses deux rivaux, le Britannique Peter Butler et l’Américain John Barker, Laurent Lantieri assure qu’il est désormais prêt à tenter l’opération.
Il faut dire que les progrès de la microchirurgie et de l’immunologie, récemment attestés par de spectaculaires «premières» – greffes de mains, de mandibule ou de langue, notamment –, amènent bon nombre de chirurgiens reconstructeurs à penser que la discipline est mûre pour tenter une première transplantation de face. «Si l’on peut avoir des réserves sur plusieurs aspects du projet, notamment sur le plan éthique, le volet technique ne devrait pas poser de problème majeur», estime ainsi le professeur Jean-Marie Servant, chef du service de chirurgie plastique à l’hôpital Saint-Louis (Paris). De même, le docteur Bradon Wilhelmi (Institut de chirurgie plastique de Springfield, aux États-Unis), qui a récemment pratiqué la replantation d’un scalp et d’une face avulsés (1) sur une accidentée de 21 ans – la première de ce type avait été réalisée en Inde sur une fillette, en 1998 –, l’assure : «Techniquement, cela devrait fonctionner.»
La chirurgie a acquis, ces trente dernières années, la capacité de «réparer» des visages terriblement mutilés en utilisant des tissus prélevés sur d’autres parties du corps blessé, notamment le dos. «Le problème, assure Laurent Lantieri, c’est que dans de très rares cas de carbonisation, de traumatisme balistique ou de grave malformation génétique, nous échouons à redonner un visage humain au patient défiguré. Certains patients se voyant ainsi condamner à poursuivre une vie de cauchemar, éternellement cachés derrière un masque.»
Depuis quelques semaines, l’entreprenant médecin s’est ainsi lancé dans une vaste enquête auprès des services français de chirurgie plastique et maxillo-faciale ainsi que des unités qui prennent en charge des grands brûlés, afin de recenser les malades pour lesquels les techniques plus classiques n’ont pas apporté de résultat satisfaisant. «Par ailleurs, les rumeurs circulant autour de ce projet d’allogreffe ont très récemment conduit des chefs de service à faire circuler, pour avis, les dossiers de quelques patients chez des confrères parisiens», indique un chirurgien de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Bref, la tension monte autour d’une idée dont Laurent Lantieri accepte désormais de confier les grandes lignes : «Il s’agirait de transplanter, sur un sujet pour lequel l’autogreffe ne donnerait pas de bons résultats, une face prélevée sur un donneur mort – la suture des artères et des nerfs faciaux étant désormais du domaine du possible.»
L’effervescence actuelle ne suffit toutefois pas à masquer les importants problèmes soulevés par ce défi médical. D’une part sur le plan immunologique : comme toute transplantation de tissus cutanés étrangers, la greffe d’une face devra être assortie d’un traitement antirejet permanent et potentiellement cancérigène, qui, pour autant, n’offrira pas de garantie absolue au receveur. «Or, le rejet de sa nouvelle face par l’organisme du donneur est une perspective autrement plus atroce que le rejet d’une greffe de main – qu’il entraîne ou non son décès», prévient Jean-Marie Servant.
Sur un plan éthique, les difficultés ne sont pas moindres. D’une part parce que la greffe de face met fin au principe du don d’organe anonyme – nul ne sait aujourd’hui quelle sera l’apparence du greffé après opération, même si des modèles informatiques laissent penser qu’elle ne sera conforme ni à la sienne avant l’accident, ni à celle du disparu. Mais surtout parce que le prélèvement d’une face sur un individu mort depuis quelques heures à peine, avant que ses proches aient pu lui faire leurs adieux, semble difficilement compatible avec l’accomplissement du deuil.
«C’est pour cette raison que nous avons sollicité le Comité d’éthique, prévient Laurent Lantieri. Car si nous avons une solution – il s’agirait de couvrir le visage du défunt d’un masque de latex très ressemblant –, nous ne voulons pas entreprendre cette opération sans avoir recueilli l’avis des Sages et, plus largement, de la société dans son ensemble.» La façon dont l’opinion publique accueillera ce projet ne devrait, en effet, laisser personne indifférent.
En Grande-Bretagne, l’Académie de chirurgie a rendu en novembre dernier un avis pour le moins réservé sur le sujet, jugeant la mise en oeuvre d’une greffe de face «prématurée» faute d’avoir pris pleinement en considération «l’impact psychologique d’une telle opération tant sur le donneur que sur le receveur». Il n’empêche : Peter Butler (Royal Free Hospital de Londres) assure dorénavant être dans les «starting-blocks». De même que John Barker (université de Louisville, Kentucky) qui affirme, lui, «ne plus voir d’obstacle».
(1) Avulsé : retourné. Annals of Plastic Surgery, mai 2003.
Les implications éthiques évoquées par une psychologue de l’hôpital Cochin, spécialiste des mutilés
Jocelyne Magne : «Pourquoi refuser a priori une telle opération ?»
Psychologue clinicienne, Jocelyne Magne exerce dans le service des brûlés de l’hôpital Cochin où elle suit des patients gravement défigurés.
Propos recueillis par C. L.
LE FIGARO. – En quoi les mutilations de la face sont-elles plus difficiles à assumer que d’autres types de blessures ?
Jocelyne MAGNE. – Le visage est une partie du corps complètement à part, dans la mesure où il fonde l’identité d’un individu. Pendant son enfance, l’être humain construit une représentation de son «moi» basé à la fois sur l’image que lui renvoie le miroir et sur la perception sensorielle qu’il a de son propre corps. S’il se trouve défiguré, cette double représentation vole en éclats et le blessé devient subitement méconnaissable tant pour lui même que pour les autres. Débute alors une période difficile qui peut être marquée par des troubles du comportement, des épisodes dépressifs, des manifestations d’agressivité. Il est en outre fréquent que le regard de l’autre soit vécu comme une persécution, ce qui peut amener le patient à saborder sa relation avec son entourage.
Comment peut-il s’en sortir ?
L’enjeu, pour le blessé, est de faire le deuil de l’identité perdue et de s’approprier son nouveau visage – quel qu’il soit – avec l’aide d’un psychologue et, si possible, de son entourage. En évitant l’écueil qui consiste à penser que la chirurgie réparatrice permettra au patient de retrouver son apparence d’avant l’accident. Quels que soient les progrès réalisés par cette discipline, celle-ci ne parvient le plus souvent qu’à atténuer une défiguration.
Dans ces conditions, peut-on imaginer que la greffe de face constitue, pour les personnes les plus gravement défigurées, une alternative envisageable ?
On ne pourra vraiment le dire qu’avec du recul, mais pourquoi refuser a priori une telle opération ? Certes, l’idée de «porter» le visage d’une personne décédée peut à première vue sembler intolérable. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer les ressources et les capacités d’adaptation de l’être humain, lorsqu’il est confronté à la mort ou à une grande souffrance. L’important sera, le cas échéant, que cette opération soit conçue comme absolument indispensable à la fois par le corps médical, par la société et surtout par le patient.
Pourquoi ?
Une telle greffe aurait probablement le pire effet si elle devait être perçue comme le résultat d’un monstrueux caprice, d’une exigence purement esthétique. Et le patient en serait la première victime : l’expérience acquise avec les greffes de coeur ou de poumon enseigne en effet qu’un malade convaincu de ne pas avoir d’autre solution s’approprie beaucoup plus facilement son nouvel organe qu’un patient persuadé de pouvoir s’en sortir autrement. Chez ce dernier, le sentiment de culpabilité vis-à-vis du donneur se révèle en effet souvent très prononcé. Et d’autant plus difficile à surmonter que la prise régulière du traitement antirejet vient sans cesse lui rappeler que le greffon provient d’un organisme étranger. C’est pourquoi il paraîtrait indispensable, si une greffe de visage devait un jour être tentée, de procéder auparavant à une évaluation rigoureuse des attentes du receveur.
Le soutien des «Gueules cassées»
La recherche menée par l’équipe de Henri-Mondor fait partie des quinze projets financés, depuis 2003, par la fondation des «Gueules cassées» pour un montant total de 315 000 €. Émanation d’une association fondée au lendemain de la Première Guerre mondiale pour en perpétuer le souvenir et venir en aide aux blessés de la face, cette structure est aujourd’hui actionnaire à 10% de la Française des jeux. «Notre vocation reste de venir en aide à tous les mutilés du visage qui, comme les blessés de la Grande Guerre, ont vécu l’expérience terrible de se sentir trop monstrueux pour continuer à vivre, explique André Matzneff, conseiller auprès du président de la fondation. C’est pourquoi nous organisons chaque année un appel d’offres afin de soutenir les projets susceptibles de servir les progrès de la chirurgie du crâne, de la mâchoire et de la face.»