La greffe en appelle au don de vie
27 mai 2003, La Croix
Dix ans après la création de l’Établissement français des greffes, la France veut faire de la greffe un objectif de santé publique
Avec un peu d’avance sur le calendrier, l’Établissement français des greffes (EFG), créé en janvier 1994, célèbre aujourd’hui ses dix ans d’existence. Cet anniversaire coïncide avec le projet, inclus dans la révision des lois bioéthiques, de faire de la greffe une priorité de santé publique. Il y a urgence, en effet. Car si le secteur de la greffe a été redressé et assaini, il bute toujours sur le problème majeur du manque de greffons.
« Nous sommes nés dans une période de crise », se souvient le professeur Didier Houssin, président de l’EFG. Le mot n’est pas trop fort. Au début des années 1990, le secteur des greffes, en pleine tourmente, tangue dangereusement. Il y a d’abord les « affaires », qui n’en finissent pas d’alimenter la suspicion.
Celle du sang contaminé, mais aussi celle d’Amiens : en 1991, des parents qui avaient accepté que l’on prélève des organes sur le corps de leur fils découvrent que l’hôpital leur a menti sur le nombre et la nature des organes prélevés. Ce ne sont pas quatre, mais une dizaine de prélèvements qui ont été effectués, dont ceux des deux cornées. Ils apprendront ainsi que les globes oculaires de leur fils ont été énucléés.
C’est le début d’une longue période de défiance qui se traduira par une chute de 30 % des prélèvements de cornée entre 1991 et 1994. Parallèlement, les dons d’organes plongent eux aussi de 20 %, après que la presse s’est fait l’écho de suspicions de trafics de priorités et a révélé que certains centres greffent jusqu’à 80 % de patients non résidents, alors que l’on n’arrive même pas à satisfaire les besoins nationaux…
Dix ans plus tard, cette sombre période n’est plus qu’un mauvais souvenir. L’EFG, agence gouvernementale créée pour rétablir la situation, a moralisé le secteur. Et les résultats sont là : depuis la fin des années 1990, la courbe des prélèvements est repartie à la hausse, signe que la confiance est revenue.
Le plan greffe adopté en 2000 a permis de passer de 15 à 20 prélèvements par million d’habitants fin 2002, et l’an dernier, les 1.198 prélèvements ont même été atteints (contre 1.066 en 2001), un niveau record dépassant pour la première fois celui de… 1989. Mais, dans le même temps, 10.797 patients restent inscrits en attente de greffe. Et l’an dernier, 227 d’entre eux sont décédés avant d’avoir pu recevoir l’organe salvateur. Toujours à cause d’un manque de greffons.
Les raisons de cet écart persistant entre l’offre et la demande sont multiples. Elles tiennent d’abord à la rareté de l’état de « mort encéphalique » ou « mort à cœur battant », seul compatible avec le don d’organe. Celle-ci ne s’observe que dans 1 % des décès hospitaliers, ceux qui surviennent en réanimation après un traumatisme crânien, un accident vasculaire-cérébral, un suicide ou un accident de la route, par exemple.
Les « pourvoyeurs » potentiels de greffons sont donc, à la base, en nombre limité. De plus, ils ne sont pas toujours prélevés, pour des raisons d’organisation ou de réticence des équipes médicales. « Ce n’est pas facile pour les équipes de passer du « on peut le sauver » à « on va le prélever », analyse Didier Houssin.
Le prélèvement se heurte ensuite à un certain nombre de refus, de l’ordre de 30 %. Avant 1994, ceux-ci ne pouvaient pas s’exprimer, car la loi Caillavet stipulait que toute personne n’ayant pas fait connaître de son vivant son opposition au prélèvement était présumée consentante. En 1994, ces règles ne faisant plus l’unanimité, le législateur en a fixé de nouvelles. Aujourd’hui, toute personne opposée au prélèvement peut s’inscrire sur un registre national des refus que les médecins sont tenus de consulter.
En outre, deuxième garde-fou, lorsqu’une personne ne se trouve pas sur le registre, les médecins doivent recueillir le « témoignage » de sa famille, pour être sûrs de ne pas aller contre la volonté du défunt. C’est là que surgissent les refus.
Ceux-ci ont plusieurs causes, complexes et entremêlées. Claire Boileau, anthropologue, a interrogé de manière approfondie, dans le cadre d’une recherche, une quarantaine de personnes sollicitées pour un don. Selon elle, l’opposition au prélèvement relève de trois grandes causes.
Il y a d’abord la confrontation brutale au deuil : «Certaines familles réalisent que leur proche est mort quand on leur parle du prélèvement ! Les deux annonces se télescopent alors, rendant difficile la prise de décision rapide qu’on leur demande.»
Puis le rejet du morcellement corporel qu’implique le prélèvement, « vécu à la fois comme une violence faite au corps et comme une réduction de la personne à ce même corps ».
Il y a, enfin, la question de la volonté du défunt, qui n’est pas toujours connue. « Et même si la famille sait ce qu’il aurait souhaité, il lui arrive de refuser, pour éviter des conflits intra-familiaux. »
Compte tenu de ces éléments, le sociologue Patrick Baudry, spécialiste de la mort, s’étonne que l’on soit surpris du nombre de refus : « Le don ne va pas du tout de soi, car il est vécu comme une atteinte au mort. Par ailleurs, il peut faire craindre, imaginairement, qu’une partie de la personne morte survive dans une autre. Or, toutes les cultures s’organisent pour bien différencier les morts des vivants. C’est la fonction des rites funéraires. Le mélange, la confusion possible entre la mort et la vie réactive ainsi des angoisses fondamentales, comme la crainte que le mort puisse saisir le vif. »
Est-ce à dire que les 30 % d’opposition (un pourcentage qui n’a guère varié depuis 1995) représentent un taux incompressible ? Ces observateurs ne sont pas loin de le penser.
Un homme, pourtant, est déterminé à inverser la tendance. Le député (UMP, Val-de-Marne) Pierre-Louis Fagniez, rapporteur des lois bioéthiques, veut profiter de la deuxième lecture du texte devant l’Assemblée nationale pour faire de la greffe une priorité nationale. Il avance plusieurs propositions avec un espoir : que l’appel aux sentiments d’altruisme et de solidarité donne le moyen de dépasser des inquiétudes éminemment humaines.
Marianne GOMEZ