Cinq ans avec les mains d’un autre
15 janvier 2005, Le Figaro
Cinq ans après la double greffe de main, une première mondiale réalisée par une équipe internationale sous l’égide du Pr Jean-Michel Dubernard à Lyon, le bilan est globalement positif. Du moins pour le patient, Denis Chatelier, qui avait bénéficié de cette transplantation, quatre ans après avoir subi une double amputation à la suite de l’explosion d’une fusée artisanale à l’âge de trente ans.
C’est le premier patient au monde à vivre avec les deux mains d’un autre, et à les accepter comme siennes. Longues et fines, elles bougent, s’animent et éprouvent une bonne sensibilité.
Depuis la première greffe unilatérale de ce type par la même équipe en 1998 sur un Néo-Zélandais de quarante-huit ans, au passé agité, Clint Hallam (1), vingt-six patients dans le monde ont accepté de tenter l’aventure. En France, Belgique, Autriche, Italie, États-Unis et Chine.
Mais les critiques qui s’étaient abattues sur l’équipe lyonnaise lors des suites immédiates de la première intervention sur une seule main, se poursuivent aujourd’hui. Même si elles se sont atténuées. C’est en particulier la nécessité de la prise à vie d’un traitement très lourd à base d’immunosuppresseur pour éviter le rejet d’un organe qui n’est pas vital, à l’inverse d’un coeur, d’un rein ou d’un foie, qui pose problème. Jean-Michel Dubernard, également député UMP du Rhône, n’a cure de ces critiques et poursuit son chemin. Il a réalisé une deuxième greffe bilatérale il y a bientôt deux ans chez un très jeune homme d’une vingtaine d’années. Mais celui-ci a refusé toute médiatisation. Et le chirurgien espère bien en réaliser deux autres dans les mois à venir.
“C’est une belle aventure que nous avons menée à bien en dépit de trois grands défis qu’il nous fallait relever”, dit-il en reconnaissant que la technique du repositionnement d’une main sur un avant-bras sectionné, est maîtrisée par les chirurgiens depuis au moins vingt-cinq ans. Premier défi : celui du rejet de la greffe de peau. Jusque-là jamais un greffon de peau non vascularisé n’avait survécu plus de quelques jours. Alors que là, cinq ans après, il n’y a pas eu de rejet sauf au 53e jour puis au 81e jour, deux épisodes qui ont pu être totalement maîtrisés.
Deuxième défi : comment les mains greffées peuvent-elles à nouveau fonctionner – bouger les doigts, réussir à prendre un objet – alors que la commande cérébrale a disparu à la suite de l’amputation ? En fait il existe une remarquable plasticité cérébrale. Alors que l’image de la main, normalement très importante au niveau du cortex moteur disparaît après l’amputation, on la voit réapparaître après la greffe. “Nous avons visualisé à l’IRM fonctionnelle une réexpansion de la représentation de la main au niveau de l’homonculus du cortex moteur dans les mois qui ont suivi la transplantation”, précise Pascal Giraux, spécialiste en neurosciences au CNRS. Anticipation et coordination des mouvements de la main sont réapparues progressivement grâce à une rééducation intensive suivie avec assiduité par le patient.
Troisième défi : l’aspect psychologique. “Une des questions les plus difficiles était de savoir comment le receveur pourrait vivre avec les mains d’un autre sous les yeux et se les approprier”, souligne le professeur Dubernard qui reconnaît avoir d’emblée beaucoup travaillé avec psychiatres et psychanalystes. En fait, ceux-ci ont constaté que l’appropriation progresse en même temps que le retour de la sensibilité. Une fois passé le souvenir traumatique du premier pansement où le patient se retrouve confronté à des mains boursouflées, couturées, quasiment impossibles à regarder, il va devoir accepter le fait que ce sont les mains d’un autre mais qu’il ne doit pas en tenir compte et faire comme si c’était les siennes.
“Durant les premières semaines après l’intervention, les patients évoquent “les” mains puis “mes” mains lorsque la sensibilité atteint l’extrémité des doigts et qu’il peut ainsi les apprivoiser”, note le psychiatre Gabriel Burloux, qui a longuement accompagné tous les désarrois et les cauchemars de son patient, tous les jours au début avec une autre psychiatre, Danièle Bachman. “Tout devient plus facile lorsqu’il a récupéré la motricité expressive, c’est-à-dire le parler avec les mains.”
“La présence des psychiatres et des psychanalystes a également été très apaisante pour nous”, reconnaît le professeur Dubernard, qui tient aussi à souligner le rôle indispensable du médecin de famille. Celui-ci suit Denis dans sa vie de tous les jours depuis son retour au domicile. Son rôle est également prépondérant pour l’épauler mais aussi pour détecter la moindre complication, en particulier les risques liés au traitement immunosuppresseur.
Quant à l’éventualité d’effecteur un jour une greffe de face, le professeur Dubernard s’est montré très réservé. “On peut envisager des greffes de parties de la face pour des indications bien précises, mais les risques de rejet sont énormes.”
(1) Celui-ci a par la suite demandé à être à nouveau amputé en 2001, ce qui montre bien les difficultés à accepter la main d’un autre et la lourdeur du traitement.