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Le plus beau cadeau du monde de Monique à Nicole

15 Juin 2001, Le Quotidien du Médecin

“Oh ! là, là ! Cela fait bien longtemps !”
Le 17 mars, lorsque nous nous rencontrons, Monique est confuse de ne pas pouvoir dire à brûle-pourpoint quand cela s’est passé. “1960 ou 1961…”

Et puis, en cherchant dans ses papiers, elle réalise que c’était il y a exactement quarante ans et un jour. Monique n’a vraiment pas le culte de cet anniversaire-là. Et c’est tout à son honneur car, le 16 mars 1961, du haut de ses 14 ans, elle a fait à Nicole le plus beau cadeau qui soit : un rein.

Nous plongeons à la fin des années cinquante dans le petit village natal de Monique. Ils sont neuf frères et seurs. Nicole est nettement plus petite que Monique et elle ne lui ressemble pas beaucoup. Entre écoliers, on dit qu’elle a les reins malades, que c’est à cause de cela qu’elle n’a pas grandi. Nicole ne ressemble pas à Monique ; en tout cas pas comme elle le devrait puisqu’elles sont… jumelles.

Il faut dire que, déjà, Nicole revient de loin. De très loin. Quand, en 1946, à la maison, sa mère met au monde ses jumelles, Monique pèse 2,4 kg, Nicole, seulement 1,5 kg. Le médecin du village estime qu’elle ne vivra pas et qu’il faut “la laisser comme cela”, raconte Monique comme sa mère le lui a raconté. Mais, huit heures plus tard, Nicole vit toujours. Alors le médecin recommande “de lui faire des piqûres d’eau de mer”. Et l’infirmière vient avec des seringues “grandes comme cela”, explique Monique, en écartant les mains de quinze bons centimètres. Et Nicole vit, toute emmaillotée dans du coton jusque sous son bonnet. “Je tenais dans une boîte à chaussures”, sourit-elle, précisant qu’elle a été “élevée au lait de chèvre”.

Un jour, chez l’oculiste

Les années passent. Tandis que Monique grandit bien et suit une scolarité normale, Nicole “est toujours fatiguée, manque souvent l’école et a un retard scolaire”, raconte Monique. Et puis un jour, comme elle ne voit pas bien, on la conduit chez l’oculiste “pour lui faire faire des lunettes”.

“L’oculiste a dit que cela ne venait pas de ses yeux et qu’il fallait chercher autre chose. On lui a fait des analyses et c’est comme cela qu’on a découvert qu’elle avait les reins malades.” Alors, Nicole entame un long parcours chez un spécialiste, à une bonne heure de là. Au fil des mois, l’urée monte. Au point que, lorsque Nicole a 14 ans, la situation est dramatique et que, en toute logique, elle va mourir. Or nous sommes à l’époque où l’on commence à entendre parler, jusque dans les campagnes, des premières tentatives de transplantation rénale. Alors, le spécialiste, le médecin traitant et les parents de Nicole décident de l’envoyer à Paris, à l’hôpital Necker, chez le Pr Hamburger. Lequel confirme : Nicole est condamnée à brève échéance et seule une greffe pourrait la sauver.

Lueur d’espoir : Nicole a une jumelle. Seraient-elles de vraies jumelles malgré la différence de taille et l’absence de ressemblance, se demande le Pr Hamburger ? Les examens répondent par l’affirmative. Dès lors, la lueur devient quasi certitude : la greffe doit marcher. Mais qu’en pense Monique ? Elle est d’accord pour donner un rein à sa jumelle. “On m’a demandé mon avis… on ne m’a pas influencée.”

L’offre d’une adolescente de 14 ans

Mais le Pr Hamburger hésite : a-t-il le droit d’accepter l’offre d’une adolescente de 14 ans ? Il écrit au Conseil de l’Ordre des médecins et au ministère de la Santé (1) pour solliciter leur avis sur “un problème juridique et moral difficile”. Il évoque un risque “certes, très faible, mais non pas nul” pour Monique. “Doit-on accepter ce risque, au mépris de toutes les règles qui interdisent de prendre quelque risque que ce soit pour un enfant, si ce n’est l’intérêt de sa propre santé ?”

Le Conseil de l’Ordre se prononce à la majorité pour la greffe. Le ministère de la Santé transmet la demande au ministère de la Justice, lequel indique qu’aucun texte légal n’existe pour une telle décision et que le chirurgien serait dégagé de toute responsabilité pénale.

Mais le Pr Hamburger hésite toujours : Monique est-elle assez mûre et équilibrée pour décider de donner son rein ? Il demande à un psychologue de rencontrer la jeune fille. “On m’a fait voir par un psychologue, confirme Monique. Il m’a dit que, pour ma soeur, il n’y avait presque plus rien à faire et qu’il n’y avait qu’une greffe de rein qui pouvait la sauver. Je lui ai répondu que j’avais entendu parler des greffes à la radio et que j’y avais pensé.”

“Intelligente, réfléchie, bien équilibrée, parfaitement informée depuis deux ans déjà de la greffe de rein, Monique est tout à fait apte à prendre cette décision importante”, répond le psychologue au Pr Hamburger.

Dès lors, les choses vont très vite. Le 16 mars 1961, à Necker, les deux jumelles sont opérées en même temps dans deux salles contiguës. On prélève à Monique un rein, on le transporte dans la salle d’à côté et on le transplante à Nicole. “On a filmé la greffe, raconte Monique. J’ai vu le film. On voit juste la greffe sur Nicole. Quant à moi, on ne voit que mon rein avec une goutte d’urine qui sort” “J’aimerais bien le revoir ce film, mais je ne sais pas où m’adresser”, ajoute-t-elle.

Nicole se met à ressembler à Monique

Deux jours plus tard, l’urée de Nicole est normalisée. Au bout de trois semaines, les jumelles rentrent chez elles. Nicole va une fois par an à Necker. Elle grandit et, curieusement, se met à ressembler à Monique. Au point que, maintenant, “les gens qui ne nous connaissent pas se trompent”, sourit Monique.
Les années passent. Monique et Nicole ont fondé une famille. Nicole est juste allée, par précaution, accoucher les deux fois à Paris.
Tout va bien depuis si longtemps qu’on en oublie même les dates anniversaires.

“Si on te demande ton rein, tu dis non”

Ce n’est qu’à 15 ans que Nicole a appris par ses parents que sa maladie était gravissime et que si elle n’avait pas été greffée, elle serait morte. Ce n’est donc que plusieurs mois après la transplantation qu’elle a pu réaliser pleinement la valeur du geste de Monique : “Elle a sauvé ma vie aux dépens de la sienne”

Retour au début de 1961, quand on commence à parler à Nicole d’une greffe. “On a hésité à me dire que Monique donnerait son rein” Mais Nicole est futée et commence à comprendre ce qui se prépare : “Si on te demande ton rein, tu dis non”, lance-t-elle un jour à Monique au coin de la cuisinière. “Je pensais que je m’en voudrais toute ma vie s’il lui arrivait quelque chose de grave”, explique Nicole.

Le jour où Monique l’accompagne à Paris pour la greffe, les doutes de Nicole se confirment. D’autant que Monique est, elle aussi, hospitalisée. Mais, lorsque Nicole, embrassée par ses parents, quitte sa chambre pour le bloc opératoire, on ne lui a toujours pas dit que Monique était là pour donner son rein. Pour la protéger, pour éviter qu’elle ne le refuse.
La greffe a lieu. Nicole se réveille. Ses premiers mots : “Je veux manger du saucisson.” L’irrésistible envie d’une enfant qui n’a connu que les régimes : “On pesait tout. J’avais droit à 30 g de viande tous les deux jours, à 50 g de pâtes ou de riz, pas de sel, pas d’eufs à cause de l’albumine.”
Alors, le 16 mars, à Necker, on a apporté à Nicole des rondelles de saucisson. Un régal !

Question : Nicole a-t-elle, comme Monique, oublié la date de la greffe ? “Non, c’était le 16 mars 1961.” Elle ne l’oubliera jamais.

Dr Emmanuel de VIEL

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