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Greffes d’organes et enjeux démocratiques

Intervention du Pr Jean-François Mattei, faite dans le cadre des auditions de la Commission de consultation publique sur les règles de répartition et d’attribution des organes prélevés sur des personnes décédées, en avril 1996.

Concilier des contradictions

Les règles de répartition et d’attribution des organes prélevés sur des personnes décédées constituent un enjeu crucial qui se situe au carrefour de questions essentielles : entre l’éthique de conviction, d’une part, celle qui nous anime spontanément dans nos réactions personnelles, et d’autre part l’éthique de responsabilité, c’est-à-dire, celle qui concerne plus particulièrement le politique, le responsable qui doit répondre aux exigences d’une collectivité. Ce problème nous confronte à des intérêts contradictoires : ceux de la personne et ceux de la collectivité. La contradiction relève de la nature humaine des organes transplantés, donc de leur utilisation thérapeutique. Ces organes répondent à un besoin et prennent alors – qu’on le veuille ou non – la caractéristique d’un produit. Ils deviennent ainsi des produits de nature humaine.

La deuxième contradiction émane de l’inadéquation entre l’offre et la demande. Le seul fait d’évoquer ces mots laisse bien entendre que nous sommes dans une situation potentielle de marché.

Il est nécessaire de rechercher une présentation claire et adéquate, car souvent le problème relatif à la répartition et à la distribution des greffons est mal posé, comme d’ailleurs s’agissant d’autres domaines touchant aux nouvelles techniques médicales. D’une façon générale, c’est le marché qui assure la répartition de la demande et des services. Les organes correspondent alors à une notion de biens. L’offre étant inférieure à la demande, nous sommes dans une situation théorique de marché, mais – et c’est heureux – l’argent est exclu de notre système. La non-patrimonialité des organes représente un des principes fondateurs et essentiels formulé par les lois bioéthiques, principe auquel il faut se tenir impérativement. Il s’agit là d’une des premières règles dans la répartition et la distribution : pour l’organe proprement dit, l’argent ne doit pas être pris en considération. Dans ces conditions, les règles du marché ne peuvent pas s’appliquer, et, en l’absence du marché, qui impose pour allouer les biens la souveraineté du consommateur, le corps médical est conduit à recourir à d’autres critères de répartition.

Des critères de répartition : quels sont-ils ou quels peuvent-ils être ?

Premièrement : le tirage au sort. Il s’agit d’un critère non médical qui peut paraître sociétalement la règle la plus juste qui permettrait à chacun d’obtenir le bien. Nous savons que ce principe du tirage au sort a été appliqué pour les malades atteints de sida dans les premiers temps de la distribution d’antiprotéases. A cette occasion, la société l’a considéré comme inacceptable. Je m’y suis d’ailleurs moi-même formellement opposé car je reste persuadé qu’il n’y a pas de malades strictement comparables et que les critères médicaux doivent permettre d’empêcher le recours à cette procédure. Pour me résumer, je dirais que ce critère est socialement inacceptable et médicalement indéfendable.

Deuxième critère : le déroulement du temps qui s’impose parfois. Dans la distribution d’organes, la place sur une liste d’attente constitue – à médications également équivalentes – le premier critère d’attribution. A cet égard, il faudrait considérer la notion d’allocation de ressources globales pour l’année ainsi que la modification d’indication au cours de l’année par les équipes. Cette liste d’attente est socialement acceptable mais médicalement contestable. Ce critère de déroulement du temps devrait être complété par un critère d’attribution géographique, critère nécessaire mais qui ne doit pas être réduit à un seul et même établissement. Je suis hostile à la priorité au sein d’un seul et même établissement, même si cela peut augmenter la motivation des équipes. Ce critère peut être source d’opacité, non seulement du fait de la connivence d’équipes de préleveurs et de transplanteurs, mais également du fait de biais de sélection au regard des centres d’urgence. Les patients auraient plus facilement accès à la greffe quand ils seraient hospitalisés dans un grand centre d’urgence. Des règles de préférence au sein d’un seul établissement entraîneraient un biais d’hospitalisation.

Le troisième critère : le triage, selon le modèle des grandes catastrophes, des situations extrêmes. Ce critère accorde la priorité aux personnes dont a priori l’état présente plus de chance de survie et qui pourront le mieux remplir les objectifs considérés comme les plus importants dans la société. Par exemple, pendant la dernière guerre, les premières doses de pénicilline ne furent pas accordées en priorité aux malades les plus graves mais aux permissionnaires atteints de maladies vénériennes afin qu’ils puissent retourner se battre au front. Le triage, sous cet angle, est socialement inacceptable sauf catastrophe, et médicalement indéfendable en tant que principe.

Le quatrième critère : la “tête du client”. L’expression peut paraître provocatrice et familière, mais nous pouvons l’utiliser car elle sollicite l’intérêt immédiat. En situation normale, l’attitude de neutralité bienveillante envers tout patient représente une des normes constitutives de la pratique médicale. Mais dans certains cas la société peut retenir des facteurs extra-médicaux. La “tête du client” prend en compte des facteurs sociaux, notamment celui de la nationalité, s’agissant des étrangers au regard des nationaux. Nous pourrions aussi considérer comme facteur social la notion d’âge. Faut-il donner la priorité aux enfants plutôt qu’aux personnes âgées ? Cette attitude est socialement acceptable, puisque lorsque le politique est amené à définir la règle de répartition des greffons, il est influencé par une opinion publique qui semble considérer qu’il convient plutôt de greffer les nationaux. Il s’agit là pourtant d’un des travers extrêmement dangereux de notre société qui hiérarchise les personnes en fonction de critères sociaux. Médicalement, une telle attitude est absolument indéfendable puisque quels que soient l’âge, la nationalité du patient, il est, avant toute autre considération, une personne qui doit être soulagée : le métier du médecin vise précisément à soulager son patient.

Cinquième critère : la priorité aux personnes médicalement les plus défavorisées. Cette notion est issue de ce que les économistes appellent le critère égalitariste de besoins. L’ensemble des critères que j’ai cités précédemment ne constitue pas la logique dominante de la pratique médicale. La combinaison de la médecine hippocratique avec les systèmes de santé à financement collectif permettant hors marché l’accès aux soins de toute la population, affirme la proportionnalité des soins à la maladie et non à la richesse. Cette combinaison garantit l’accès aux soins des personnes défavorisées, principe qui reste dominant dans les choix médicaux, les cas les plus graves se voyant accorder une priorité. Ce critère du besoin renvoie à une éthique collective profondément égalitariste, qui selon le principe de justice défini et développé dans l’œuvre de John Rawls, accorde la distribution des biens rares à ceux qui aujourd’hui se trouvent dans une situation de plus grande vulnérabilité sociale. Nous nous situons alors au regard du critère égalitariste du besoin. C’est sur cette implication égalitariste que se fonde l’attachement des Français à un système qui fait cohabiter de façon difficile une médecine libérale assimilée au maintien de l’autonomie individuelle de la décision du médecin avec un financement collectif de l’assurance-maladie. Ce critère égalitariste du besoin est socialement contestable car la société peut mettre en cause le fait que ce soit la pathologie la plus grave qui bénéficie du soin. Pour les médecins, ce critère est parfaitement acceptable. Celui qui est le plus en danger, le plus menacé requiert le soin le plus immédiat, le plus impérieux.

Le sens des décisions

Il faudra ainsi beaucoup mieux hiérarchiser les décisions, celles de premier niveau qui fixent socialement les règles et qui ont des implications politiques après consultation de l’opinion publique, puis celles de deuxième niveau qui déterminent comment ces règles peuvent être appliquées sous la responsabilité du médecin. A condition que les médecins acceptent deux choses : mieux intégrer dans leur choix les attentes des patients et soumettre au débat public leurs critères subjectifs.

Ces deux types de critères sont nécessaires et se situent réellement à des niveaux différents. Les critères en terme de société fixant un cadre de référence ont plusieurs buts. Rassurer les citoyens quant à l’existence de règles communes de base, pour le respect des règles éthiques fondamentales et quant à l’équité nécessaire sans l’arbitraire de l’argent ou du passe-droit. En fixant par exemple des règles pour les listes d’attente, pour les priorités régionales, pour la nature des liens qui existent ou ne doivent pas exister entre telle ou telle équipe.

Deuxième niveau : les critères médicaux qui laissent les médecins juges selon les situations. Le médecin doit avoir la possibilité de décider s’il y a une urgence vitale prioritaire, de choisir un patient pour lequel la greffe s’accompagnerait d’un excellent pronostic. Ou au contraire, de reconnaître que celui qui est en tête de liste ne pourra bénéficier d’un succès.

Toute conduite systématique doit être refusée. Ce schéma à deux niveaux existe déjà dans de nombreux domaines. Toutefois, pour être acceptable, il implique transparence, suivi, évaluation et dans un domaine comme les greffes d’organes, la collégialité. Il exige enfin pour tout médecin de pouvoir expliquer les raisons de sa conduite et de son choix.

Il faut éviter la confusion des genres, de mêler les critères politiques et les critères médicaux. Ce sont des niveaux différents. Quand on confie aux médecins des tâches à caractère politique, les médecins doivent s’y opposer. De même, quand la société veut absolument contraindre les médecins à se tenir à des règles écrites desquelles ils ne peuvent sortir, il est nécessaire de faire comprendre à celle-ci qu’elle se prive d’un recours : celui du médecin qui doit pouvoir en conscience prendre des décisions en dehors de la règle écrite.

Il faut rechercher un consensus social dans le cadre légal et réglementaire, mais il faut respecter le choix médical pour autant que le médecin respecte les contraintes techniques sanitaires.

Aujourd’hui, les médecins se situent dans une mauvaise passe, en grande partie de leur fait. Il est temps qu’ils fassent le nécessaire afin de reconquérir la confiance des citoyens. J’affirme qu’une société – au-delà de tous les textes et les arrêtés réglementaires – ne peut se passer de la conscience médicale.

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