Actualités

Mortels humains

18 janvier 2005, Le Monde

Soixante-dix-sept ans, un accident cardiaque sévère dix ans plus tôt, une tumeur de la vessie à l’avenir incertain traitée jusque-là avec succès par des moyens purement médicaux dont la dernière administration conduit à un accès fébrile et à l’hospitalisation en médecine où les choses vont en quelques jours s’améliorer. Et, sans signe annonciateur, la mort subite, un matin que rien, en dehors de l’âge, des antécédents cardiaques et de la maladie cancéreuse de la vessie, ne pouvait permettre de prévoir. La famille s’interroge et ne comprend pas…

Les situations de ce type sont courantes malgré l’effort d’information claire, loyale et honnête mené depuis plusieurs années dans les établissements de soins. Il paraît licite d’en venir à s’interroger sur la pertinence de cette information médicale délivrée par le médecin au malade lors du colloque singulier et sur son harmonie avec l’évolution de la pensée collective sociétale.

Autrefois encore, les églises étaient pleines, et, à travers les prêches, les sermons et l’éducation religieuse, l’idée du caractère fini de l’existence, répété et entendu, faisait de la mort l’un des éléments de la vie. Les drames guerriers de la première moitié du XXe siècle, que rien et pas même la foi la plus vive ne pouvait faire accepter, ont probablement participé à l’irrésistible montée de l’athéisme au cours des cinquante dernières années. La croyance dans les principes républicains de liberté, d’égalité et de fraternité a remplacé la foi, et, un peu plus tard, les débats politiques médiatisés à l’extrême autour de la démocratie ont pris la place des esprits philosophiques des siècles passés.

La science s’en est mêlée : tout semblait pouvoir être compris, expliqué, voire contrôlé, jusqu’aux origines de la vie. Les médecins ont largement pris part à cette évolution avec la passion de leur métier, mais aussi parfois avec un manque d’humilité. Transplantation, décodage du génome, transfert de gènes, mères porteuses, clonage et discours emphatiques sur la guérison prochaine des cancers et sur le dépistage, voire le traitement anténatal de toutes les malformations, ne pouvaient être reçus autrement par une population à laquelle toute idée de mystère était peu à peu retirée. Si la maladie gardait une place puisqu’on en parlait encore, la mort n’en avait plus, ou si lointaine qu’elle faisait des quinquas et des sexagénaires d’éternels adolescents partageant avec les adolescents le sentiment d’invincibilité ou même d’immortalité qui caractérise la jeunesse.

Cette culture de l’apparence et du paraître devrait conduire à s’interroger sur le bien-fondé ou en tout cas sur le caractère suffisant des efforts considérables faits dans la direction de l’individu malade. Cette dépense d’énergie, d’argent et de temps ne devrait-elle pas être précédée ou accompagnée d’une action en amont destinée à redonner à chaque individu la pleine conscience de son appartenance à la société, appartenance finie dans le temps dont le caractère momentané est justement la raison même de sa valeur inestimable. Rendre au vieillissement sa part de noblesse, rappeler à chacun que d’autres nous ont précédés et que d’autres nous suivront, cela pourrait participer d’un projet de société moins égocentrique et plus altruiste. Il appartient aux gouvernants de nos sociétés démocratiques de rechercher les voies de cette prise de conscience de la “non-immortalité”, au risque sinon d’avoir un jour à faire face aux frais de l’hospitalisation d’une société tout entière, malade de la perte de son jugement lui faisant confondre progrès, confort et illusion d’immortalité.

Marc-Olivier Bitker

Marc-Olivier Bitker est chirurgien, professeur d’urologie à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris).

Partagez

Plus de lecture

Répondre

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *