L’autoréparation de l’homme, un espoir
31 août 2004, Libération
Il faut s’entendre sur les mots avant de juger et de jeter l’anathème sur une méthode scientifique ; il en est ainsi du mot clonage, affublé tantôt de reproductif, tantôt de thérapeutique. Or il s’agit, qu’on le veuille ou non, de deux «manipulations» différentes, l’une étant pour l’instant transgressive, en ce sens qu’elle va reproduire l’homme de façon asexuée, à l’identique de son modèle, ouvrant la voie au fantasme faustien de la vie éternelle, tandis que l’autre, le clonage thérapeutique, est une méthode (expérimentale) d’autoréparation d’un organe de l’homme, pleine de promesses et chargée d’espoirs. Elle n’est pas transgressive.
La conception commence par la fécondation d’un ovocyte (ayant dans son noyau une partie du patrimoine génétique de la mère) et d’un spermatozoïde possédant celui du père. En partant de cette cellule primordiale, au fil de ses divisions, et jusqu’au 14e jour approximativement, chaque cellule constituant cet oeuf (au nombre d’une centaine) est indifférenciée. Elles ont donc toutes une potentialité humaine. D’ailleurs, si elles étaient séparées les unes des autres, elles pourraient chacune donner un homme complet (une telle division existe dans la nature, ce sont les vrais jumeaux, qui sont donc des clones naturels).
A partir du 14e jour, par un phénomène encore inexpliqué, les cellules vont se spécialiser, les unes donneront plus tard le coeur, d’autres les reins, d’autres encore la peau, le cerveau, etc. Cette transformation progressive est certainement le plus grand des mystères de la nature.
Après le 14e jour, l’oeuf devient un homme potentiel. Il n’est pas question de dire ici qu’il s’agit d’un homme, car l’embryogenèse – c’est-à-dire la différenciation des cellules – et la mise en place des organes vont continuer jusqu’au 3e mois. C’est à ce moment-là que l’embryon prendra l’aspect d’un homme futur.
Le problème le plus important reste donc l’étude des signaux reçus par les cellules indifférenciées (cellules souches) pour qu’elles se spécialisent en organes définis et opérationnels. On voit à l’évidence l’extraordinaire avancée scientifique et médicale qui surgirait si ces signaux étaient décryptés. Il serait alors possible, à partir d’une cellule souche (indifférenciée) de «construire» un rein, un foie, etc., sans passer par la formation d’un homme complet. Il serait alors beaucoup plus facile de trouver pour un malade qui en aurait besoin un rein de rechange ou un coeur neuf, alors qu’aujourd’hui, pour effectuer de telles greffes de sauvetage, il faut attendre qu’un homme meure accidentellement pour lui prélever ses organes et les greffer à ceux dont la compatibilité génétique est la plus proche.
Ces cellules souches pourraient être prélevées sur les dizaines de milliers d’embryons qui, actuellement, sont stockés dans les congélateurs des laboratoires. Embryons abandonnés par leurs parents putatifs, sans schéma parental, ils pourraient servir pour «fabriquer» des banques d’organes à greffer. Cette hypothèse plausible présente écueil de taille : chaque individu étant différent des autres, aucun des organes «créés» ne conviendrait exactement à celui qui en aurait besoin ; il faudrait continuer à traiter le receveur toute sa vie, pour qu’il ne rejette pas l’organe greffé.
Mais voici que se dessine aujourd’hui une nouvelle méthode extraordinaire, et paradoxalement moins transgressive, car elle n’utiliserait pas un embryon constitué. En prenant chez le malade lui-même une cellule différenciée, achevée, par exemple une cellule de la peau, il est possible (il le sera de plus en plus facilement) de la faire régresser vers une cellule souche, donc indifférenciée. Une fois à ce stade, il pourrait être ensuite possible de la faire repartir vers une nouvelle différenciation. Cette cellule de la peau, redevenue cellule souche, se développerait et donnerait, après multiplication, un rein, un foie, un pancréas, un coeur (cette expérience a déjà été tentée chez l’animal avec succès). L’extraordinaire avancée serait que ce foie ou ces cellules pancréatiques soient totalement compatibles avec l’organisme du receveur (la cellule venant de son propre patrimoine cellulaire). Nous nous autoréparerions par autofabrication de nos organes défectueux. Quelle avancée fantastique pour l’homme ! Alors pourquoi tant d’hésitations ?
Les explications ne sont pas toutes rationnelles. Aujourd’hui, tout ce qui touche de près ou de loin aux gènes fait peur et a mauvaise presse. Or c’est la médecine de demain, qu’on le veuille ou non ! En réalité, le véritable problème éthique est celui de la régression embryonnaire de la cellule différenciée. Cette cellule redevenue embryonnaire pourrait si «on le lui demandait» redonner un homme complet, un clone. Or nous ne sommes pas prêts aujourd’hui à accepter ce type de reproduction asexuée. Est-ce une raison pour interdire l’étude de la transformation d’une cellule souche en organe constitué, qui représente une tout autre voie que celle du clonage reproductif ?
Au nom de quoi interdirait-on à un homme malade de donner une de ses propres cellules pour que, à partir d’elle, on puisse élaborer un coeur, un foie ou un pancréas ? Il pourrait être ainsi sauvé du diabète, d’une insuffisance cardiaque ou hépatique ! Les cellules souches fabriquées grâce à la cellule cutanée pourraient être affublées du nom d’embryon humain. Il ne s’agirait au plus que d’un amas embryoïde. D’ailleurs, nous utilisons aujourd’hui cette méthode sans le savoir. Quand on prélève sur un malade au coeur défaillant des cellules du muscle de la cuisse, qu’on les met en culture dans un milieu spécial pour qu’elles se multiplient et qu’on les réinjecte dans le coeur, elles deviennent des cellules cardiaques. Elles ont vraisemblablement régressé jusqu’à un état proche des cellules souches pour être reprogrammées en cellules cardiaques.
Il est donc nécessaire d’étudier le clonage thérapeutique, et de comprendre la programmation et la reprogrammation des cellules de l’organisme. Cette méthode est l’espoir le plus incroyable mis à la disposition de l’homme.
S’il est important qu’on se pose une question, c’est celle de la place de ces nouvelles connaissances au sein de la notion que nous avons de l’homme et de sa part divine. Tout refuser au nom d’un dogme est une attitude dangereuse et suicidaire, entraînant une régression religieuse et scientifique. L’Angleterre, qui, pourtant, n’est pas le royaume de Satan, l’a bien compris, en autorisant les recherches sur le clonage thérapeutique. Nous pouvons aussi en France, tout en faisant le choix de l’homme, travailler à son bonheur, sans le dénaturer.
BERNARD DEBRÉ
Professeur de médecine, député de Paris, ancien membre du Comité national d’éthique, auteur de La Grande Transgression, prix Louis-Pauwels.