Denis a les mains libres
13 janvier 2004, le Sud Ouest
Quatre années après son opération, Denis Chatelier est toujours le seul greffé des deux mains au monde. Il retrouve tranquillement, à Rochefort, l’usage anonyme de ses dix doigts
On les lui a toutes faites. Et leur mauvais goût dépasse de loin les pires jamais imaginées par l’almanach Vermot. Robocop, bras d’acier… la série est en cours. Le patron d’un bar, qu’il ne connaissait pas, lui a encore demandé le matin même pourquoi il ne buvait pas son café avec ses mains. Denis a plongé.
« Ben si, je prends bien la tasse avec mes mains ! » Le patron a jubilé. « Ben non, ce ne sont pas les tiennes, ces mains ! » Le rire est gras, mais il ne l’entend plus. Fut un temps pourtant où il rentrait chez lui en larmes. Et pleurait des journées entières à l’ombre de ses volets. Les plaisanteries les plus longues ne sont définitivement pas les meilleures. « Je ne voulais pas qu’on me prenne en pitié. J’essayais de sortir en ville normalement, mais les gens m’ont fait mal. »
Moqueries. La popularité du seul greffé des deux mains au monde ne s’arrête heureusement plus aujourd’hui à ces moqueries. Silhouette familière dans les rues de Rochefort, elle l’est aussi un peu partout en France et à l’étranger. Quatre années jour pour jour après son opération, Denis Chatelier est devenu un autre homme. On peut dire que sa vie a changé. On pourrait dire que sa vie est plus belle, même, qu’avant que deux fusées artisanales ne lui arrachent les mains, un soir de janvier 1996. On pourrait mais l’on n’ose pas. Pourtant, après avoir enchaîné galères et petits boulots depuis sa sortie prématurée de l’école à 14 ans, il a enfin connu les voyages, les télés et le pape. Seul un vigile zélé le prive encore de la loge du chanteur Renaud. Charge à lui d’avaler en échange et jusqu’au dernier matin de sa vie une collection de cachets susceptibles, pour l’anecdote, de lui éviter rejets de greffe et autres cancers cutanés. Il connaissait les risques. S’en moque un peu, du moment qu’il peut nouer ses lacets. Tenir une casserole. Bientôt repasser son permis de conduire. Et, surtout, caresser les cheveux de ses cinq enfants, comme il l’avait promis devant les caméras du monde entier quelques heures après être sorti du bloc. Alors, avant d’ouvrir lui-même une boîte de conserve, il devrait pouvoir patienter un peu.
Au-delà des dépêches annuelles qui relatent avec la froideur d’une étude scientifique ses progrès manuels, la vie de Denis Chatelier est aujourd’hui celle d’une petite vedette sur l’aller, et de plus en plus sur le retour. Mais s’il récite encore avec le détachement d’un vieil habitué ses abondantes prestations télévisées, il sait aussi qu’à 37 ans la notoriété passée n’est déjà plus qu’un souvenir. Parfois vivace, rarement gênante. « C’est la première conférence de presse qui m’avait impressionné. Ensuite, on s’habitue… Delarue, Ardisson, ils ont tous été gentils avec moi. Sauf qu’aucun ne m’a jamais donné le moindre sou lorsque j’en avais besoin. » Timide et moins au fait des choses du business que son compère Clint Hallam, cet Australien précédemment greffé d’une main qui en avait aussitôt profité pour faire tinter le tiroir-caisse, avant de se faire amputer à nouveau. « Je le connais bien. C’est lui qui m’a donné l’envie de me faire greffer. Mais il n’a pas respecté le traitement, et on ne peut pas dire que ce soit un modèle d’honnêteté. Moi, j’ai surtout vécu cette notoriété comme le moyen de redonner de l’espoir à tous ceux qui sont dans ma situation. De l’Irlande à la Turquie, j’en ai rencontré beaucoup. Mais je n’ai pas changé, je suis resté simple. Ce n’est pas moi qui vais vers les gens, ce sont eux qui viennent à moi. Maintenant, c’est une vie normale que je veux. Signer des autographes ne me manquera pas. »
Le pape à Rome. Simple et profondément croyant, le Christ en permanence épinglé à la boutonnière. Il y a eu bien sûr cette entrevue accordée par Jean-Paul II, à Rome, mais aussi, plus discrètement, une rose déposée chaque été à Lourdes en hommage à celui qui lui a redonné sans le savoir ses dix doigts.
Rendre grâce et puis oublier, sous peine de sombrer. « Après l’opération, le professeur Dubernard a dû me forcer à regarder ces mains. J’ai ensuite pensé me renseigner un peu sur le donneur, mais ça m’aurait trop chamboulé. Aujourd’hui, elles sont à moi, et c’est tout. » Jusqu’à s’en servir pour remettre chaque semaine ou presque dans le magnéto les cassettes vidéo de son opération. Vingt heures de chirurgie écarlate d’affilée. « Je regarde ça en boucle, c’est tellement beau. » Plus efficace aussi que ses séances de psy imposées par un monde médical qui doute encore parfois d’une telle ardeur.
Et, puisque le médecin-conseil de la Sécu n’est guère plus généreux que les animateurs télé, Denis Chatelier doit désormais jongler quotidiennement entre ses séances de rééducation et un job d’animateur pour la ville de Rochefort. Qui n’a pas manqué d’une gentille ironie en lui confiant pour mission d’aller apprendre à faire du vélo aux élèves de ses écoles. « Moi, je n’ai plus le droit de tenir le guidon. En revanche, je vais bientôt reprendre l’entraînement pour les semi-marathons. Rédiger mes Mémoires aussi, puisque j’ai enfin appris à taper à l’ordinateur. »
Une vie meilleure.
Sylvain Cottin