L’avenir de la greffe d’organes
Par Mme Michèle Fellous, Chargée de recherches au CNRS, Membre du Centre de Recherche Sens Ethique et Société
article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur
La xéno transplantation est un projet récurrent (la première greffe d’organe fut la greffe d’un rein de chèvre à une jeune accouchée en 1904 à Lyon par le Docteur Jaboulay) .
Cette technique suscite des engouements puis des réserves alors que des questions majeures ou des inconnues apparaissent au fur et à mesure des recherches. Son intérêt varie aussi en fonction des autres possibles en matière de greffe : les thérapies cellulaires, le don entre vivants, les organes artificiels. Quoiqu’il en soit un intérêt demeure vivace, puisqu’elle mobilise à ce jours des équipes de chercheurs et que des groupes industriels pharmaceutiques y ont fait des investissements financiers.
Idéalement la perspective de greffer des organes ou tissus animaux à des humains pourrait permettre de pallier à la pénurie dramatique de greffons humains ; elle pourrait soulager de l’urgence dans laquelle travaille toujours les équipes de transplantation ; elle résoudrait les contradictions où projette la greffe humaine : le temps d’attente d’un greffon , si difficilement vécu par les patients, les sentiments de dette et de culpabilité qui assaillent inévitablement tout greffé, les tensions – pas toujours verbalisées – latentes aux dons d’organes entre personnes d’une même famille . Enfin on pourrait espérer de cette technique qu’elle mette un frein aux scandaleux trafics d’organes en tous genres existant au bénéfice exclusif des pays riches.
Pourtant l’inquiétude est forte à l’écoute des risques sanitaires potentiels , tant individuels que collectifs, connus ou inconnus que cette pratique ferait encourir ; on peut s’inquiéter des contraintes supplémentaires pour les patients et leur famille que telle greffe impliquera ; on peut enfin s’interroger sur son acceptabilité du point de vue des patients :quel sera l’impact du transfert d’un organe animal sur un humain, n’y a t’il pas un risque pour la cohérence de son identité ?
Nous avons mené pour l’Etablissement des Greffes une étude sur ” L’acceptabilité psychosociale de la xénogreffes “, au cours de laquelle nous avons interviewé une centaine de personnes greffées ou en attente de greffe de cœur, de rein ou rein-pancréas, et de foie à l’Hôpital de la Pitié-Salpétrière et à l’Hôpital Cochin. Sur 100 personnes interrogées, 8 avaient reçu un don familial et 9 étaient en attente de greffe. Cette étude permet d’émettre certaines hypothèses quant à l’acceptabilité pour les patients d’une xéno transplantation.
Ces résultats sont à prendre avec précaution, parce que l’on ne peut vraiment présumer de ce que sera un comportement dans une situation extrême, comme l’est celle où se trouvent plongés les patients en attente de greffe. De même, on peut s’interroger sur le libre arbitre de personnes confrontées à l’urgence et au désarroi de la mort.
On peut cependant déduire des entretiens effectués des profils de positionnement vis à vis d’une greffe animale, des processus psychiques qui permettront d’accepter une telle greffe, des conséquences en terme de santé publique que cela pourrait entraîner.
Trois positions émergent :
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Ceux qui acceptent sans condition l’idée d’une xéno transplantation , 45 sur 100 personnes interrogées
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Ceux qui refusent radicalement , 30 sur 100
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Ceux qui posent des conditions à une éventuelle xénogreffe, 25 sur 100
1) L’acceptation
Deux positions s’ébauchent ici :
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Certains pour qui l’urgence extrême de la situation barre la question : entre une greffe animale ou une mort certaine, le choix ne peut se poser. Comme si la proximité de la mort ôtait tout libre arbitre au patient ou qu’il était dans une impasse.
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Ceux qui banalisent la transplantation d’organe en en faisant une pièce mécanique. Il y a alors désinvestissement de l’organe greffé, qu’il soit humain , animal ou artificiel. C’est une position adoptée par des gens qui ont une certaine culture scientifique.
Les uns comme les autres émettent une confiance (nécessaire) dans la médecine. Cette confiance devient pour certains soumission ; comme s’il y avait une inéluctabilité aux avancées scientifiques, et que, de toutes les façons, ce type d’intervention se fera.
3 personnes sur les 45 interrogées ont une attitude plus rigoureuse ; plus informées sur les recherches en cours elles évoquent les notions de risque potentiel et de calcul de risque.
2) Le rejet
Le rejet est radical pour ceux qui posent une radicale différence entre l’espèce humaine et les espèces animales : ce sont des groupes séparés que l’on ne saurait mélanger. A ce titre l’organe animal serait plus difficilement intégrable physiquement, psychologiquement, au regard des autres.
Le corps, selon eux est coextensif de la personne. L’organe donné er reçu reste inaliénable parce que quelque chose du donateur reste à l’intérieur. Contrairement aux personnes de la catégorie précédente, l’organe pour celles-ci n’est pas une pièce mécanique, anonymement échangeable.
Cette position est plus éthique que religieuse, même si elle est adoptée par quelques personnes qui s’affirment très croyantes et pratiquantes ; on la retrouve chez des athés résolus (de même on trouve dans la première catégorie acceptant sans contestation l’idée d’une xénogreffe, des personnes affirmant une foi et une pratique religieuse : elles font alors de la greffe une intervention purement technique qui n’interfère pas avec leur foi).
Les personnes de cette catégorie demandent à ce que l’on reste entre humains, qu’un effort se poursuive et s’améliore pour accroître la solidarité entre humains afin d’augmenter les dons.
Elles énoncent la nécessité de prendre le temps avant et après la greffe pour réévaluer leur vie, la présence de l’autre à travers l’organe dont elles sont à présent porteuses
3) Les conditions posées
Les personnes de cette catégorie – 25 sur 100 – énoncent qu’il est difficile de se prononcer hors situation : ” C’est une situation à vivre, on ne peut savoir comment on réagirait ” disent-elles. On n’a aucun référent pour anticiper leur vécu. Elles insistent sur une préparation avant et après la greffe. Elles formulent ce souhait à partir de leur propre expérience de greffé et du trajet qu’elles ont du accomplir, seules le plus souvent. En toute état de cause, elles posent des conditions à la xéno transplantation : N’y a t’il vraiment pas d’autre choix ? A t’on épuisé toutes les alternatives ? Elles pèsent les avantages et les questionnements qui ne manqueraient pas de surgir à partir des xénogreffes. Elles se montrent confiantes mais critiques envers la science, exprimant une crainte de dérive utopiste. Elles avancent des arguments des deux catégories précédentes et demandent davantage d’information.
Quelques traits sont communs à toutes les personnes interrogées :
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La plupart ignorent tout des organismes (plantes ou animaux) génétiquement modifiés, ignorant de ce fait la nature des éventuelles xénogreffes, pour lesquelles elles ont potentiellement donné leur accord ; ignorant de ce fait la nature et la mesure des risques encourus, comme si le risque majeur en matière de greffe était le risque de rejet de l’organe greffé autre. Les risques infectieux, les risques liés à la baisse du système immunitaire – qui serait en cas de xénogreffes plus bas encore – étaient occultés.
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Un risque existe de banalisation de la greffe d’un organe provenant d’un animal, donnant l’illusion que les patients puissent être dispensés d’une réflexion sur le ” tremblement de terre “, comme ils le disent, que constitue une greffe d’organe : celle d’une rencontre frontale avec la mort, d’une vie à reconstruire à partir d’autres valeurs, la trahison du corps, la reconstruction d’un schéma corporel acceptant ” l’autre ” en soi, qui est un processus long et demande à être accompagné avant et après la greffe.
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Un risque existe de désinvestissement du don d’organes humain si les xéno transplantations se banalisaient. En effet nous avons montré dans notre étude que, loin d’être seulement un organe vital, l’organe humain greffé est accepté comme un don volontaire d’un humain à un autre humain, et à ce titre précieusement investi. Réduit à une matière vivante animale, le greffon est neutralisé. Il simplifiera certainement les dilemmes que la personne greffée et son entourage doivent résoudre. Nous avons cependant remarqué que la recherche d’une solution à ces dilemmes induisait une solidarité et l’activation d’un échange ; les personnes greffées sont les meilleurs militants du don d’organes. On peut se demander si la xéno transplantation ne sera pas perçue comme un soin, nécessitant une extrême compétence, certes, mais qui, à long terme affectera le geste solidaire de faire don de ses organes.
Conclusion
On peut conclure en disant qu’en matière de xéno transplantation, il importe de prendre son temps, ne pas être emporté par la technique, d’autant que nous sommes face à une technique qui va plus vite que nos schèmes de pensée, ceux qui nous permettent communément d’appréhender le monde , le soi.
Si les risques sanitaires, connus et inconnus, individuels et collectifs, constituent un enjeu éthique majeur, l’avis d’experts ne semble pas être suffisant pour l’acceptabilité d’une technique qui touche à l’identité humaine, car l’identité biologique ne constitue pas le tout de l’identité humaine.
La greffe animale, délestée des risques sanitaires qui aujourd’hui la freine, allégera vraisemblablement des sentiments de dette, de culpabilité vis à vis du fait de devoir sa vie à la mort d’un autre, ou de la tension intra familiale engendrée par le don entre vivants, mais elle apportera d’autres questionnements, aussi délicats qui nécessiteront une élaboration et un accompagnement effectif.
Il n’y a pas de solution systématique ni de technique miraculeuse qui lèverait les incertitudes auxquelles sont inévitablement confrontés les patients comme les praticiens. On ne peut que comparer dans chaque cas les possibles techniques existant et d’une façon générale multiplier les alternatives et options de recherche autour desquelles, à chaque fois, se redistribueront les termes du débat et surgiront de nouveaux enjeux éthiques.